Les nombreuses mutations économiques, politiques, technologiques, sociales et démographiques de la société depuis un demi-siècle ont fait évoluer les besoins, les conceptions et les pratiques d’orientation des adultes en France. C’est dans ce contexte que le conseil en évolution professionnelle (CEP) a vu le jour en 2015, permettant à toute personne de bénéficier gratuitement d’un service dont l’ambition est d’accompagner la sécurisation des parcours professionnels.
Les premières études sur le CEP se sont principalement intéressées au travail du conseiller et à sa professionnalisation. C’est pourquoi nous avons entrepris, pour compléter et nourrir le champ de la recherche, d’étudier la co-activité en CEP par le biais des situations d’interactions sociales vécues en cours d’entretien, et de leurs confrontations aux points de vue des bénéficiaires et des conseillers eux-mêmes. En s’inscrivant dans une perspective microsociologique basée sur les travaux de Goffman (1974)*, mais aussi sur la pragmatique linguistique de Kerbrat-Orecchioni, la thèse a analysé l’activité des participants comme coproduite à partir d’une « définition de la situation » renégociée en permanence pour recréer et maintenir un cadre de communication commun.
Quatre études qualitatives menées par le CEP
La collecte et l’analyse des données ont été organisées autour de quatre études qualitatives :
la première a été exploratoire (auprès de 10 responsables institutionnels et d’un échantillon de 14 conseillers). Puis il a été question, pour la deuxième, d’observer 48 entretiens de CEP ; pour la troisième, d’interviewer 36 bénéficiaires du service ; et, pour la quatrième, 23 conseillers parmi les protagonistes observés antérieurement.
Ces données sont croisées avec les contextes et les spécificités institutionnelles des huit opérateurs nationaux et régionaux du CEP étudiés en 2019, situés dans trois régions (île de France, Normandie, Bourgogne Franche-Comté).
Les principaux résultats font ressortir :
- Une typologie de six situations de conseil qui montre que le CEP est prototypique selon une segmentation par publics et par prestataires spécialisés dans ces catégories de publics. Ce qui produit une offre de service protéiforme, institutionnalisée, voire routinisée.
- Une méconnaissance du CEP : 89% des bénéficiaires (N = 36) déclarent ne pas le connaître. Ce qui interroge les finalités visées du service, à savoir l’émancipation et le développement du pouvoir d’agir des personnes, quand elles ne peuvent pas se l’approprier pleinement et l’utiliser en fonction de leurs besoins.
- Une prédominance d’actions ponctuelles à gérer à court terme (69 %) et, dans une moindre mesure, à plus long terme pour construire un parcours professionnel, voire sa vie dans le cadre d’un processus plus global (3l %). Par conséquent, la co-activité en CEP semble mobiliser des actions plutôt comportementales que réflexives, puisqu’il s’agit, le plus souvent, de résoudre un problème financier ou technique pour connaitre le marché et les procédés de prospection.
- Une tension entre deux types d’accompagnements, dont un qui permet de capitaliser son expérience et de faire des choix pour construire sa vie, et un autre, dominant, qui informe et opérationnalise l’employabilité à court terme.
- Une distinction de cinq postures principales en CEP, majoritairement informatives et prescriptives, avec d’autres plus collaboratives. Il semble donc qu’une partie des opérations réalisées en CEP ne donne pas toujours lieu à la construction en d’une action gérée en coresponsabilité. Ce qui apparaît opposé à l’esprit initial du CEP, tel qu’il a été introduit par la loi de 2014 en mettant l’accent sur l’alliance de travail et le développement de l’autonomie des bénéficiaires.
- Une mosaïque de pratiques hétérogènes, avec le sentiment que le CEP n’est pas un travail nouveau, mais s’inscrit dans la continuité du travail de conseil et d’accompagnement déjà en place. Les conseillers font en même temps part d’une impression partagée d’augmentation de la charge de travail et d’une difficulté croissante à remplir les missions de conseil correctement. Cependant, les conditions de travail, la confrontation à la souffrance des bénéficiaires et à la charge émotionnelle qu’elle provoque sont variables selon les structures.
Deux conceptions du CEP coexistent ou s’opposent. Elles sont porteuses d’implications différentes pour l’avenir du dispositif
Deux modèles d’interaction en CEP
Ces analyses aboutissent à un résultat intégrateur qui souligne une double fonction du CEP. La première, plutôt utilitariste, permet aux entreprises de recruter des profils compétents et adaptés à leurs besoins. La seconde, humaniste, est davantage centrée sur les personnes, pour les aider à faire des choix pour construire leur avenir et des lendemains alternatifs. Cette distinction donne lieu à la proposition de deux modèles d’interaction en CEP, qui ont chacun leur logique : celui d’un dialogue conjoncturel, tourné vers l’employabilité à court terme ; et celui d’une délibération de carrière, tournée vers l’orientation tout au long de la vie.
Ainsi, ces deux modèles montrent deux niveaux de contingence différents, ce que nous pouvons faire (par le dialogue conjoncturel) ou ce qui pourrait nous arriver (par la délibération de carrière).
Ils font émerger une contradiction qui va aller en s’accentuant, car l’implicite des représentations communes (la doxa) montre un manque de vision d’ensemble sur l’acte de s’orienter dans l’existence et sur le métier qu’il sous-tend.
La cohabitation versus la différenciation de ces deux conceptions dans les pratiques sont porteuses d’implications différentes pour l’avenir du CEP, en cloisonnant ou non les temporalités, les attentes et les compétences des conseillers.
*Référence : Goffman, E. (1974). Les rites d’interaction. Paris : Ed. de Minuit